Art & Metal ǂ Chapitre I : Stéphane Gerbaud (Anorexia Nervosa / Messalians) (FR + ENGL)

Stéphane Gerbaud a été le premier chanteur d'Anorexia Nervosa : l'homme dont la gorge râcle la démo k7 Nihil Negativum (1995) et le premier album studio du groupe, Exile (Season Of Mist, 1997). 
Plus de vingt ans après, Gerbaud pétrit de nouvelles visions en compagnie d'autres créatures, elles-mêmes jusqu'au-boutistes metal. Leur nouveau projet BM inclura mélodie et associera des compétences fortes et complémentaires à celles du chanteur : un savoir-faire en provenance d'Ævangelist, Benighted In Sodom, ou Sathamel. 

Le hasard d'échanges récents avec Stéphane, postérieurs à l'article de Kaleidoscöpe sur l'art du label Debemur Morti, ont fait naître l'idée d'une série d'échanges à construire - avec musiciens ou artistes hors musique - et ayant pour thème 'Art & Metal'. 

En voici le premier volume. 
Stéphane, bien avant toute nouvelle sortie studio, s'exprime sans fard sur une vision et un désir fondus dans les saturations. L'ex-Anorexia Nervosa n'était pas connu pour opérer à la légère, et certaines choses ne changent jamais.
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Entretien avec Stéphane Gerbaud finalisé le 19 septembre 2018
Autoportraits / paysages masqués : SG



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FR

Qu'est-ce qui t’a motivé lors de tes premières expériences en groupe ? 
Stéphane Gerbaud : S'extraire de l'absurdité de l'existence par le rite, la transe et l'extase dans de sombres cérémonies. Pousser à l'extrême ses limites et frôler au plus près le souffle de la mort... un désir de s'absoudre de sa condition de mortel. Officier lors de grandes messes, tordre les âmes, les amener à la frayeur et au frisson que l'on ressent au bord du précipice, face à l'éternité de la fin. 

Pour toi, existe-t-il une dichotomie d’intention entre Necromancia et Anorexia Nervosa ? 
Nous étions liés à une communauté d'artistes (performeurs, poètes, photographes...) travaillant autour des arts macabres, fascinés par la mort, les ruines et l'occulte. Notre approche était pleinement artistique, pluridisciplinaire et spirituelle. Le passage à un nouveau nom a été lié à un engagement plus total. Ce nouveau nom traduisait un refus de l'existence mais aussi une volonté d'explorer au plus près la folie. Ce malaise permanent, s'il a permis d'être pleinement et authentiquement créatif, a été parfaitement auto-destructeur.

L’exercice n’est pas forcément aisé, mais te rappelles-tu de ce que tu recherchais à cette époque, fondamentalement, à travers le metal comme médium musical ? 
Traduire ce malaise permanent face à l'existence. Rassembler les lambeaux pour avoir un peu la sensation de vivre. Le temps n'existe pas, pour moi. L'impression d'être enchaîné à un corps physique, à une réalité... impression que la véritable existence est ailleurs, et que l'art nous permettrait peut-être de l'atteindre.

Réaliser une vision d’art à travers le metal, ça passe par quoi pour toi ? Ça veut dire quoi, aujourd’hui
Je recherche l'art total: cela passe par la pluridisciplinarité et la jonction des médiums. Je recherche aussi, dans une voie très expressionniste, à communiquer par la frayeur, les cris et la lamentation. Cette mise en scène de la tragédie qu'est l'existence, est sans doute proche du Théâtre de la Cruauté. 



Nihil Negativum, la première démo d’Anorexia Nervosa, et Exile, le premier album, constituent-ils pour toi des œuvres d’art ou tentatives d’œuvres ? Quel regard portes-tu sur ces enregistrements, plus de vingt ans plus tard ? 
Je les vois comme œuvres inachevées. J'ai toujours en moi ces éclats et leurs intentions, que je traduis par différents arts : écriture, photographie ou musique.

Les gens qui te connaissent un peu, te savent homme de lettres. Le growl a un effet masquant sur le verbe, à l’échelle de l’écoute pure, sauf si nous nous référons à un texte écrit pour suivre le son, lors de l’écoute… ce qui n’est pas forcément le cas en phase d'immersion. N’y avait-il pas un paradoxe pour toi, celui qui couche le verbe autant qu’il l’égrène ensuite, à crypter le contenu par la forme du chant ? N’y a-t-il pas une contradiction dans le fait de faire "cache" sur la charge textuelle ? 
Mettre en scène la tragédie nécessite l'usage d'un masque. Le masque, ce sont les voix, les différentes incarnations et entités appelées. Je n'évite pas l'écrit. J'approche la musique de manière pluridisciplinaire. Je couche un texte long qui sert de base aux paroles, aux illustrations, à l'ensemble du travail autour de l'album. Je puise aussi dans la littérature, le cinéma, le théâtre. Le texte construit toute l’œuvre et n'est pas si éloigné du masque. Il est aussi physiquement présent et peut se lire à part. 

À l’époque d’Anorexia Nervosa, tu rejoignais tes cohortes en salle de répétition et vous aviez ce rapport direct, physique et collectif à la musique, cet instant ensemble. Aujourd’hui, tes nouveaux projets se préparent à distance de tes actuels collègues. Quelle différence cela engendre-t-il pour toi dans la construction d’un travail, voire dans la réalisation de l’art ?
Je préfère le silence et la solitude à la compagnie des humains, sans doute parce que je ressens toujours et très fortement cette étrangeté au monde. Je ressens un peu la complétude lorsque je suis seul, comme privé d'enveloppe charnelle, face à l'infini du cycle de la nature. 
Cet acte, avec des artistes avec lesquels je suis lié par des connexions dans l'invisible, est d'une grande intensité humaine et créatrice. Être connecté dans l'invisible est essentiel à la réalisation d'une telle œuvre.

Y a-t-il dans le travail réalisé à distance un risque plus fort de non-compréhension mutuelle que dans la musique travaillée ensemble, physiquement, dans une pièce ? La distance implique-t-elle un risque supplémentaire de faillite dans la réalisation d’un art collectif ? 
C'est un acte unique, qui n'appartient qu'à nous. La faillite serait uniquement liée à la fragilité et au caractère éphémère de nos enveloppes charnelles... 
Nos âmes dépravées ont scellé un pacte. Un opus, en grande partie écrit, sortira en 2019. Le groupe s'appelle Messalians. Les Messaliens était une secte gnostique du IVeme siècle en Mésopotamie. La vision du monde des gnostiques m'a toujours fasciné (NDLA : les références au gnosticisme affleuraient déjà en 1995, sur la première démo d'Anorexia Nervosa)

Si tu devais piocher deux ou trois références personnelles dans ton background, et que tu considères comme pièces d’art dans le metal – peu importent leur format, leur non-popularité ou popularité – lesquelles choisirais-tu et pour quelles raisons ? 
J'apprécie beaucoup de choses très diverses mais je préfère ne m'attacher à rien. Je me sens toujours frustré et incomplet face à toutes les créations humaines. Des parties de nombreuses pièces totalement disparates et assemblées me conviennent mieux. Je préfère aussi et souvent, m'attacher à l'intention de l’œuvre plutôt qu'à sa forme. Cette insatisfaction permanente est pour moi source de l'énergie créatrice. J'ai en moi l'idée d’œuvres que j'aimerais lire, voir ou entendre : elles sont ma forme d'existence primordiale. Les mettre en forme, c'est exister. ǂ 




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ENGL

What motivated your first band experiences ? 
Stéphane Gerbaud : The goal was to escape from the absurdity of existence through the ritual, trance and ecstasy of dark ceremonies. Pushing my limits to the extreme and brushing close to the breath of death... a desire to absolve myself of my mortality. Officiating at High Masses, twisting souls, bringing them to the fear and thrill that one feels on the edge of the precipice, facing the eternity of the end.

Do you think there is a dichotomy of intention between Necromancia and Anorexia Nervosa? 
We were linked to a community of artists (performers, poets, photographers ...) working around the macabre arts, fascinated by death, ruins and the occult. Our approach was fully artistic, multidisciplinary and spiritual.
The transition to a new name was linked to a more total commitment.
This new name reflected a refusal of existence but also a desire to explore madness as closely as possible. This permanent malaise, if allowed to be fully and authentically creative, was perfectly self-destructive too.

The exercise is not necessarily easy, but do you remember what you were looking for at that time, basically, through metal as a musical medium? 
To translate this permanent malaise in the face of existence. To gather the shreds to get a little feeling of life. Time does not exist for me.
The feeling of being chained to a physical body, a reality... feeling that the real existence is elsewhere and that art might allow us to reach it.

How do you think a vision of art can be concretized through Metal, what goes through what? What does it mean today?
I seek total art: it goes through the pluridisciplinarity and the junction of the mediums.
I also seek, in a very expressionist way, to communicate by fear, cries and lamentation.
This staging of the tragedy that is existence is probably close to the Theatre of Cruelty.


There are Nihil Negativum, the first demo of A.N., and the first album Exile. Do they represent for you some works of art or attempts at works of art? How do you judge these recordings, more than twenty years later? 
These are unfinished works. I always have in me these flashes and their intentions, which I translate through different arts, whether they be writing, photography or music.

People who know you a little, know that you are a man of letters. The growl has a masking effect on the lyrics, for the listener, unless one refers to a written text to follow the sound, while one listens (which is not necessarily the case in the 'immersion' experience). You're the one who creates the lyrics and sings them. Was there not any paradox for you,  to encrypt the content using this vocal shape? Is there not a contradiction in doing so, I mean hiding the textual load? 
Staging tragedy requires the use of a mask. The mask is the voices, the different incarnations and summoned entities.
I do not avoid writing. I approach music in a multidisciplinary way. I write a long text that serves as a basis for lyrics, illustrations, all the work around the album. I draw on literature, cinema, theater.
The text builds the whole work and is not so far from the mask. It is also physically present and can be read apart.

At the time of Anorexia Nervosa, you met your fellow musicians in a rehearsal room then you experienced this direct relationship, both physical and collective. It was a moment of togetherness. Today, your new projects are prepared at distance. Your current musicians remain far from you physically. In your opinion does it change the construction of the project to the final creation of art? 
I prefer silence and solitude to the company of humans, probably because I still feel very strongly this strangeness in the world. I feel a little completeness when I am alone, deprived of fleshly envelope, facing the infinite cycle of nature.
This act, with artists to who I am bound by connections in the invisible, is of great human and creative intensity. Being connected in the invisible is essential to the creation of such a work.

Is there a greater risk of mutual misunderstanding in the work done remotely,  than in the music created together, physically, in a room? Does distance imply an additional risk of failure in the shaping of a collective art? 
It is a unique act and belongs only to us. Failure would only be linked to the fragility and ephemeral nature of our fleshly envelopes...
Our depraved souls sealed a pact. An opus will be released in 2019. The band is called Messalians. The Messalians was a Gnostic sect of the 4th century in Mesopotamia. Their vision of the world has always fascinated me.

If you had to pick three personal references that you consider as pieces of art in metal music, which ones would you choose? 
I enjoy a lot of things but I prefer not being attached to anything. I always feel frustrated and incomplete in the face of all human creations.
Parts of many totally disparate and assembled parts suit me better. I often prefer to attach myself to the intention of the work, rather than its form. This permanent dissatisfaction is for me the source of creative energy. I have inside myself the idea of works that I would like to read, see or hear: they are my primordial form of existence. To give them shape is to exist. ǂ 

Special thanks : 
Dianne van den Bergh for her precious help. French poetry is a nightmare, translation a witchcraft.


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